Depuis le mois d’avril, nous appelons les leaders de la justice du monde entier à sortir de leur cagibi national et à se réunir afin de partager leurs craintes, leurs échecs, leurs succès ainsi que leurs stratégies, comme le font les ministres de la santé publique. La crise du COVID-19 est trop importante et trop inédite pour être uniquement traitée au niveau national. C’est justement ce qu’ont fait 22 Ministres de la Justice le 20 octobre dernier lors de la réunion “Justice pour tous dans une situation d’urgence mondiale” convoquée par le ministre de la justice du Canada, David Lametti (voir la fin de l’article pour un aperçu sur tous les participants). Ce fut un moment important, pendant lequel ils ont partagé leurs expériences de la crise du COVID-19. Voici ce que j’en ai retenu…
(Le texte original de cet article est ici en anglais)
Les premiers vétérans
Le président de la réunion, le vice-ministre Drouin du Canada, et l’un des participants, le ministre Marou Amadou du Niger, faisaient partie du groupe de ministres pionniers qui ont adopté la Déclaration de La Haye sur l’accès à la justice en février 2019. Quant à la réunion, elle était modérée par Allyson Maynard-Gibson – membre du groupe de travail sur la justice – , et co-organisée par les Pathfinders for Justice et l’OCDE. L’Open Government Partnership, également présent à la réunion de La Haye en février 2019, a joué un rôle de premier plan en tant que coorganisateur. Ainsi, nous assistons à l’émergence des premiers “vétérans”: des personnes et des institutions qui ont participé aux premières petites victoires et qui reviennent pour d’autres. Ceci constitue un moment important pour un mouvement qui cherche à changer de paradigme. Ainsi, le mouvement prend de l’ampleur. La sagesse partagée se développe. Les histoires se multiplient. Les relations se développent. Je me souviens que le mouvement pour la création de la Cour Pénale Internationale avait vraiment commencé à prendre de l’ampleur lorsqu’un groupe de vétérans de plus en plus restreints s’était constitué. Il est ainsi devenu une force imparable.
Les institutions comptent
La justice centrée sur les personnes est une justice qui se construit autour des personnes, et non des institutions. Le groupe de travail sur la justice s’est donné trois objectifs : d’abord, résoudre les problèmes de justice des gens, ensuite, empêcher les injustices – qu’elles soient grandes ou petites – de se produire, et enfin créer des opportunités pour les gens de participer pleinement à leur société et à leur économie. La réunion a montré qu’il n’est pas facile pour les Ministres de la Justice de lâcher complètement leurs institutions. D’ailleurs, ils leur doivent allégeance. Pour le dire plus crûment encore, ils sont payés pour les défendre. Il est donc compréhensible qu’une grande partie de ce qui a été partagé pendant cette réunion concernait les institutions, et non “le peuple”. Par ailleurs, les participants ont partagé de nombreuses idées: à quel point ils ont travaillé dur afin de garantir la sécurité des travailleurs de la justice dont le Ministère est responsable, l’adaptation des mandats et les inquiétudes concernant les budgets. Cependant, aucun d’entre eux n’a parlé d’une refonte sérieuse des procédures et des institutions existantes pour les rendre plus centrées sur les personnes. Notamment, la plupart d’entre eux ont travaillé dur pour permettre aux procédures existantes de continuer à fonctionner. Ce sont ces mêmes procédures, qui ont été qualifiées par le groupe de travail sur la justice comme n’étant pas suffisamment efficaces. Certains participants, comme les ministres d’Irlande, de Lettonie, de Macédoine du Nord, du Portugal, du Niger et de la Sierra Leone, ont exprimé leur désir d’innover davantage, mais n’ont pas fait part d’expériences concrètes en la matière. Cela signifie que bien que nous ne devions jamais freiner les efforts de discussion centrée sur les personnes, une part considérable de ces efforts devrait également cibler les institutions afin de les aider à changer.
Les données donnent un visage
Les Ministères de la Justice disposent généralement de données sur un grand groupe de personnes qu’ils servent : les prisonniers. Ainsi, presque tous les ministres ont partagé leurs expériences sur les démarches entreprises pour éviter la propagation du COVID-19 dans leurs prisons. Ainsi, les prisonniers ont eu un visage grâce à ces données. Cela montre à quel point il est également important de recueillir davantage de données sur les besoins et expériences d’autres personnes. La misère de la justice a besoin d’un visage et seules les données peuvent le faire. Nous devons augmenter les bases de données.
Six directions d’innovation
La conversation a fait ressortir six directions d’innovation prometteuses qui semblent déjà avoir un certain attrait.
Tout d’abord, la crise du COVID-19 semble montrer d’une part à quel point la société gagne peu à enfermer de nombreuses personnes, d’autre part quels dommages limités s’ensuivent lorsque vous laissez partir beaucoup d’entre elles, et enfin l’énorme valeur de la police de proximité. Il s’agit d’un mouvement vers une justice pénale davantage axée sur les personnes. Il semble y avoir un besoin, certaines choses semblent fonctionner, et certaines peuvent être étendues.
Deuxièmement, de nombreux ministres, en particulier ceux qui ont le plus impressionnés par leurs efforts d’innovation, ont parlé d’une approche “pangouvernementale” ou “intersectorielle” associée à leur réussite: la collaboration avec d’autres ministères, d’autres institutions et des organisations de la société civile. De nouvelles manières de diriger, d’organiser, de budgétiser et de gérer apparaissent. Cette méthode de travail plus holistique est en cours d’expérimentation, elle fonctionne et pourrait être développée et étendue.
Troisièmement, tous les ministres ont partagé leurs expériences sur la mise en ligne d’une plus grande aide et d’une meilleure prestation de services de justice. Il s’agit d’une initiative assez modeste (et, comme susmentionné, largement basée sur les processus existants) mais néanmoins significative : signatures numériques, demandes en ligne, audiences en ligne, paiement mobile des amendes, médiation en ligne, dossiers électroniques, enregistrement en ligne, lignes d’assistance téléphonique 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, etc. Le ministre belge de la Justice a proposé un “pas de géant”, à savoir la création d’une plate-forme numérique unique pour les citoyens, avec laquelle ils peuvent interagir avec l’ensemble du système judiciaire. La Lettonie semble déjà l’avoir fait. Quelque chose est clairement en train de changer. Un état d’esprit. Il faut en profiter.
Quatrièmement, et en lien avec le point précédent, le début de cette vague numérique laisse entrevoir d’énormes possibilités pour le secteur privé d’aider le secteur public à faire passer ces solutions numériques à l’échelle, un peu comme l’innovation et la mise à l’échelle sont réalisées dans le secteur de la santé. Si le “marché” est prêt, comment cette collaboration pourrait-elle être développée ?
Pour la cinquième innovation, nous avons beaucoup entendu parler de la “simplification des procédures”. Cela se fait maintenant parce que les procédures complexes sont encore plus difficiles à mettre en ligne. Cette sensation d’ennui envers les procédures complexes doit être entretenue. La capacité et la volonté de les simplifier devraient être renforcées et ne pas s’essouffler une fois qu’un vaccin COVID-19 aura été mis au point.
Sixièmement et enfin, quelques impressions ont été partagées sur les innovations concernant l’aide juridique. Il faut la décentraliser, impliquer davantage les organisations de la société civile et l’étendre. Il semble également que ce soit un sujet sur lequel beaucoup travaillent ou se battent. Un autre domaine dans lequel il convient de continuer à partager et à développer les meilleures pratiques.
Une période de transition serait nécessaire
La plupart des prévisions supposent que les vaccinations seront disponibles au deuxième trimestre 2021. Est-ce que ce sera le début de la normalité ? Ceci est peu probable, a déclaré le Ministre de la Justice du Chili. Tous les systèmes judiciaires seront confrontés à d’énormes retards sur de nombreux fronts avant de pouvoir revenir à la normale. Tout comme les systèmes de santé publique. Il est urgent de réfléchir à la conception d’une période de transition pour que les choses reviennent à la normale, comme ce fut le cas lors de la création du Tribunal des incendies après le Grand Incendie de Londres en 1666. Et si les ministères de la justice du monde entier se mettaient à réfléchir ensemble à la manière de procéder ?
Vous avez besoin d’une base solide
Ce que j’ai également entendu : très peu de ministères de la justice disposaient d’une base sur laquelle s’appuyer. La plupart des ministères de la justice ont été totalement pris au dépourvu lorsque la crise a éclaté. Ils n’étaient absolument pas prêts pour un monde sans documents, convivial et en ligne et n’avaient même pas commencé à s’engager dans cette direction. C’est un manque dont nous, le secteur de la justice, devrions avoir sérieusement honte. C’est une position dans laquelle nous ne devons plus jamais nous retrouver et qui devrait être la détermination à toute épreuve à partir de laquelle nous prendrons les prochaines mesures.
“Reconstruire en mieux”
Il s’agit d’un concept des Nations Unies qui vient du monde de la récupération après une catastrophe. C’est le monde que nous subissons actuellement: une catastrophe mondiale. Le ministre Drouin a conclu dans la déclaration du président : “… nous avons reconnu l’importance pour les dirigeants de la justice de travailler ensemble au niveau mondial et régional… Nos discussions ont révélé que les pays de différentes régions et de différents groupes de revenus sont confrontés à de nombreux défis communs. Le partage des meilleures pratiques nous permettra de proposer des solutions plus innovantes”. Je propose de concrétiser cela.
En premier lieu, prenons les six directions d’innovation qui ont été partagées ainsi que la question de la période de transition comme point de départ d’un programme international de justice centrée sur les personnes.
En deuxième lieu, planifions davantage de réunions, avec davantage de Ministres de la Justice venant d’un plus grand nombre de régions. Il serait bon, dans un premier temps, de rendre ces réunions plus granulaires, en termes de régions, de groupes de pays et de thèmes. Il existe une grande variété d’organisations régionales et sous-régionales dans le monde qui pourraient collaborer à organiser ces réunions. Nous avons maintenant un groupe de vétérans qui serait prêt à aider à coordonner tout cela.
En troisième lieu, ces petits rassemblements régionaux (in)formels travailleraient sur les meilleures pratiques partageables pour chacune des six directions de l’innovation, en y ajoutant des moyens de les mettre en œuvre (institutions) et de les financer (au niveau national, international, public et privé).
Enfin, et pour revenir au premier point, ces meilleures pratiques régionales constituent la base de la prochaine réunion mondiale planifiée dans environ un an. Au cours de cette réunion les idées issues des rassemblements régionaux seraient alimentées et une coalition mondiale travaillerait sur les moyens de mettre à l’échelle les plus efficientes d’entre elles.
(Les ministres suivants étaient présents à la réunion mentionnée ci-dessus : Albanie – Etilda Gjonaj; Argentine – Miriam Losardo; Arménie – Kristine Grigoryan; Belgique – Vincent van Quickenborne; Canada – Nathalie Drouin; Chili – Herman Fernandez; Costa Rica – Viviana Cachon; République tchèque – Jan Kohout; Irlande – Helen McEntee; Italie – Vitorio Ferraresi; Kazakhstan – Marat Beketayev; Lettonie – Janis Bordans; Liban – Marie Claude Najim; Maroc – Mohamed Ben Abdelkader; Niger – Marou Amadou; Macédoine du Nord – Bojan Maricik; Paraguay – Cecilia Perez Rivaz; Pérou – Ana Christina Neyra Zegarra; Portugal – Anabela Pedroso; Sénégal – Mamadou Saliou Sow; Sierra Leone – Anthony Brewah; Slovaquie – Michael Novotny).